dimanche 12 octobre 2008
"CONTRE-INSURRECTION : Théorie et pratique"
traduction de l'ouvrage du Lieutenant-colonel David Galula (1919-1968) : "Contre-insurrection, théorie et pratique", rédigé en 1963,
par Le chef d'escadrons de Montenon, en service à l'état-major des armées,
David GALULA : "un pont doctrinal entre la France et les Etats-Unis". Après avoir suscité un engouement très fort dans la communauté militaire américaine, l'ouvrage "Contre-insurrection, théorie et pratique", rédigé en 1963, paraît pour la première fois en France. Son auteur, le Lieutenant-colonel David Galula (1919-1968), y livre les leçons qu'il a tirées de son expérience d'officier français témoin et acteur des guerres révolutionnaires de la deuxième moitié du XXème siècle. Le chef d'escadrons de Montenon, en service à l'état-major des armées, a traduit et présenté l'édition française.
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Préface du Général d'armée David H. PETRAEUX (US ARMY),
et du lieutenant-colonel John A. NAGL (US ARMY),
Le général d'armée David H. Petraeus commande actuellement la force multinationale en Irak. Diplômé de West Point, il est titulaire d'un Ph.D. (doctorat) de l'université de Princeton. Sa thèse de fin d'études avait pour titre : Les leçons du Vietnam pour les armées américaines. Il a auparavant servi en Irak comme chef de la 10' division aéroportée puis comme chef de la force multinationale de transition (chargée de former les forces de sécurité irakiennes). Il a également pris part à des opérations de contre-insurrection en Haïti et en Bosnie. En 2006, il a supervisé, avec son homologue du corps des Marines, la rédaction d'un manuel de doctrine commun, baptisé Contre-insurrection.
Le lieutenant colonel John A. Nagl commande le 1er bataillon de la 34e brigade blindée, basée à Fort Riley (Kansas). Diplômé de West Point et lauréat de la prestigieuse bourse Rhodes, il a obtenu un D. Ph il. (doctorat) à l'université d'Oxford (Massachussets). Sa thèse avait pour titre : Learning to Eat Soup With a Knife . Ancien chef de peloton de char durant la première guerre du Golfe et ancien officier opérations de bataillon en Irak, il a été en 2006 l'un des principaux rédacteurs du manuel Contre-insurrection.
« Je n'écris pas pour tenter de prouver un quelconque génie, mais pour montrer combien il est difficile de convaincre les autres, en particulier les militaires, d'abandonner des voies traditionnelles et de s'adapter à de nouvelles situations. » David Galula, Pacification in Algeria, 1956-1958
C'est un honneur pour nous de préfacer Contre-insurrection - Théorie et pratique et de par-ticiper ainsi à la reconnaissance par la communauté militaire française de l'un des siens, David Galula, qui fut à la fois un excellent théoricien et un brillant acteur de la contre-insurrection.
Bernard Brodie disait du De la guerre de Clausewitz qu'il s'agissait « non seulement du plus grand, mais du seul grand livre jamais écrit sur la guerre ». De la même façon, on peut dire de l'ouvrage de Galula qu'il est à la fois le plus grand et le seul grand livre jamais écrit sur la guerre non conventionnelle. L'ouvre et la carrière de Galula sont d'autant plus actuelles et importantes que cette forme de conflit a de sérieuses chances de dominer l'actua-lité du XXIe siècle.
Comme Clausewitz, Galula a blanchi sous l'uniforme avant de commencer à écrire. Né en Tunisie puis élevé au Maroc, il entra à Saint Cyr à la veille de la deuxième guerre mondiale. Il prit ensuite part aux combats de libération en Afrique du nord, en France et en Allemagne. Motivé par la carrière militaire, il resta dans l'armée après la guerre et se porta volon-taire pour une affectation en Chine, où il se trouva aux premières loges pour assister à la victoire du plus grand insurgé de l'histoire, Mao Zedong. Tout de suite après, il fut envoyé en Grèce au sein de la Commission des Nations Unies pour les Balkans. Il put cette fois y observer l'échec d'une insurrection, avant d'être réaffecté en Extrême-Orient comme attaché militaire à Hong Kong. De là, il suivit avec attention les guerres révolutionnaires qui ravageaient alors l'Indochine, la Malaisie et les Philippines.
Cette longue observation de la contre-insurrection s'avéra capitale dans ce qui fut le sommet de la carrière de Galula : son engagement en Algérie. Com-mandant de compagnie durant près de deux ans, puis commandant en second du 45e bataillon d'infanterie coloniale, il y acquit une pratique complétant parfaitement son approche théorique du sujet.
Il est en effet notable que toute expérience de guerre non complétée par la réflexion intellectuelle n'est qu'une longue succession d'horreurs absurdes. De même, toute théorie militaire échafaudée en l'absence d'expérience vécue est vaine. Galula présente donc, comme Clausewitz, la particularité d'avoir accumulé une grande expérience de la guerre tout en possédant les qualités intellectuelles et philosophiques suffisantes pour arriver à dégager au profit des générations futures les caractéristiques du type de conflit dont il avait été témoin.
C'est dans le cadre de l'état-major de la défense nationale, à Paris, puis dans celui de l'université d'Harvard, où il fut chercheur associé, que Galula réalisa les travaux par lesquels nous connaissons sa pensée. Assistant à une conférence sur la contre-insurrection organisée par la RAND corporation en 1962, il fut remarqué par un de ses membres, Stephen Hosmer, qui l'invita à décrire son expérience dans ce qui devint son premier livre : Pacification in Algeria, 1956-1958, publié en 1963 (et republié en 2006 avec une excellente préface de Bruce Hoffman). Par la suite, en 1964, il compléta ce récit assez brut par une véritable pépite : Théorie et pratique de la contre-insurrection.
Car il s'agit véritablement d'une pépite : tout comme le De la guerre de Clausewitz, cet ouvrage est à la fois une réflexion philosophique sur la nature de la guerre et un précis de doctrine.
À l'évidence, la guerre révolutionnaire diffère de la guerre conventionnelle, car l'ennemi insurgé ne livre aucune bataille rangée et trouve sa protection au sein de la population plutôt que sous l'épaisseur du blindage ou dans la loi des nombres. Suivant la formule bien connue de Mao, l'insurgé « est dans le peuple comme le poisson dans l'eau ». Le débusquer et le vaincre est impossible à moins de s'assurer du soutien de la population. Galula observe que « le gouvernement loyaliste ne peut pas arriver à grand-chose si la population n'est pas et ne se sent pas protégée contre l'insurrection ».
Sa principale intuition est que, contrairement à la guerre conventionnelle au cours de laquelle le principal enjeu est la puissance respective des adversaires, toutes les actions de contre-insurrection doivent avoir pour but la protection de la population indigène. Dans un exposé d'une logique, d'une précision et d'une concision remarquables, tout ce qui suit découle de ce principe.
Protéger la population implique de connaître les menaces qui s'exercent sur elle. La difficulté, comme le savent bien les policiers, est de trier le bon grain de l'ivraie. Pour Galula, «la principale source d'information sur la guérilla est le renseignement obtenu de la population. Cependant, celle-ci ne livre des informations que si elle se sent en sécurité, ce qui est impossible tant que la menace des forces d'insurrection s'exerce sur elle ». Les insurgés se soumettant rarement aux lois de la guerre, ils peuvent choisir de contraindre la population par la violence et le terrorisme. Mettre cette stratégie en échec requiert l'engagement patient et durable des forces de contre-insurrection. Les unités les plus exposées sont les troupes déployées au niveau local, dont la présence est un rappel constant de l'autorité et de la volonté d'aboutir du gouvernement loyaliste.
Les forces militaires conventionnelles peinent souvent à s'adapter aux exigences de la contre-insurrection. Généralement, elles n'ont pas été créées, organisées et équipées pour ce type de guerre. C'est la raison pour laquelle le nouveau manuel de doctrine de l'armée de terre et du corps des Marines des Etats-Unis, baptisé Contre-insurrection, pose la nécessité d'apprendre et de s'adapter comme une condition essentielle du succès pour les campagnes de contre-insurrection du XXIe siècle. Les forces conventionnelles engagées dans de telles opérations doivent donc être des organisations en perpétuelle adaptations , capables d'adapter très rapidement leurs structures, leurs tactiques et leurs procédures pour vaincre leurs ennemis de l'ombre. Elles doivent consacrer des ressources plus importantes au recueil et à l'analyse du renseignement, étaler leurs unités plutôt que les regrouper pour optimiser la protection de la population, s'équiper de véhicules de reconnaissance blindés pour être protégées contre les attaques par bombes le long des itinéraires et, par dessus tout, se dépenser sans compter pour former les forces locales (indigènes) de sécurité dont la victoire dépend.
Galula montre aussi clairement les paradoxes de ce type de combat : « On pourra, dans ces circonstances, préférer une ronéo à une mitrailleuse, un médecin militaire qualifié en pédiatrie à un spécialiste des mortiers, du ciment à du barbelé et des employés de bureau à des fantassins. » Les adaptations à réaliser sont considérables : « Il est tout aussi important que les dirigeants et les hommes, civils comme militaires, soient préparés intellectuellement aux défis de la guerre révolutionnaire ».
Lire Galula constitue certes un pas significatif vers une adaptation des mentalités aux exigences de la guerre moderne, mais il faut faire bien plus. Même si la plupart des préceptes de Contre-insurrection - Théorie et pratique sont intemporels, les insurrections ont changé au cours des 45 dernières années; elles sont devenues encore plus dangereuses, dans un monde dont l'urbanisation et la globalisation ont accru le pouvoir et l'influence de groupuscules autrefois voués à disparaître. De fait, certains des successeurs actuels de Galula parlent « d'insurrection globale », menée par des fanatiques religieux égarés dans des croyances hérétiques.
La religion peut constituer un ferment d'insurrection plus dangereux encore que le nationalisme qui motivait les contemporains de Galula. Tandis que l'on pouvait souvent venir à bout d'insurgés nationalistes par la négociation, on ne maîtrise généralement les fanatiques religieux qu'en les emprisonnant ou en les tuant. La tactique du terrorisme kamikaze, utilisant des explosifs de plus en plus puissants, a considérablement accru la précision et les dégâts que peuvent infliger les insurgés d'aujourd'hui. Toutefois, la première nécessité dans les opérations de contre-insurrection moderne est d'une autre nature : il s'agit de conserver la maîtrise de l'information et des attentes de l'opinion ; Galula avait aussi vu cela, bien avant l'avènement de l'Internet.
Les vidéos créées et aussitôt mises en ligne sur le cyberespace servent de campagnes de recrutement, de levées de fonds et d'opérations de propagande pour saper la volonté des loyalistes. Comme s'il anticipait cela, Galula s'intéresse bien plus, dans son ouvrage, à la façon de coordonner l'information opérationnelle qu'à celle de tuer ou de capturer des insurgés. Sans doute avait-il perçu que, pour des armées conventionnelles engagées dans une telle guerre, la première de ces tâches est à la fois plus difficile et plus importante que les autres. C'est toujours vrai aujourd'hui : les loyalistes doivent réussir l'exploit de conserver une transparence totale sur leurs objectifs et leurs résultats de même que sur les atrocités commises par l'ennemi tout en maîtrisant le flot d'informations opérationnelles, ce qui est clé dans toute campagne de contre-insurrection moderne.
Cette constatation amena Galula à une autre de ses intuitions : celle que les opérations militaires ne devaient constituer que 20 % du combat de contre-insurrection, le reste étant consacré à la politique. La victoire sur l'insurrection requiert la coordination de multiples lignes d'opérations ayant pour objectifs non seulement la destruction ou la capture des insurgés et la formation des forces indigènes (tâches essentielles mais non suffisantes), mais aussi le renforcement de la capacité à gouverner du pouvoir local, l'amélioration de l'environnement économique et la garantie pour tous d'un accès à l'eau courante et à l'électricité. Toutes ces actions doivent autant que possible être menées par et avec les dirigeants de la nation hôte, l'objectif ultime étant la légitimation d'un gouvernement capable de satisfaire les besoins de la population, de gagner sa confiance, son soutien et son engagement citoyen.
L'importance des travaux de Galula pour la compréhension par les armées américaines des campagnes de contre-insurrection menées en Irak et en Afghanistan ne saurait être exagérée. Sa pensée est même la principale source du manuel contre-insurrection publié en 2006. Ayant eu cette influence sur la doctrine et ayant été érigé en lecture obligatoire au Command and General Staff College et au centre de préparation des militaires désignés pour encadre les forces de sécurité irakiennes et afghanes, Contre-insurrection - Théorie et pratique sera un jour considéré comme le plus important des écrits militaires français du siècle dernier. C'est déjà le cas aux États-unis.
Malheureusement, Galula a reçu jusqu'ici un hommage plus appuyé de notre côté de l'Atlantique que dans son propre pays. La publication du présent ouvrage en français est donc une reconnaissance tardive de son importance. On peut imaginer que, de même que la vision de Galula a permis de faire évoluer la doctrine et la mentalité américaines, des effets similaires se fassent sentir en France sur la doctrine, l'entraînement, la formation et jusque dans la politique de défense.
Une question posée par Galula il y a quarante ans reste cruciale pour notre environnement menacé par une insurrection globale : « si chaque membre de l'organisation agit dans le même esprit et que chaque organisation fonctionne sur le même modèle, les problèmes sont résolus. N'est-ce pas précisément ce que permettrait une doctrine cohérente, bien comprise et bien acceptée de tous » ? On ne saurait mieux dire.
À l'heure où nous tentons de comprendre et de triompher de cette insurrection, dont Galula n'aurait que trop bien perçu l'ampleur et les buts, chacun de nos plans de guerre, de nos recueils d'expérience et de nos manuels de doctrine peut s'inspirer de ce texte rédigé par un simple lieutenant-colonel français mort depuis 40 ans, qui est peut-être le seul vrai grand livre sur la guerre révolutionnaire.