Jean-Sylvestre Mongrenier brosse avec talent le portrait des prncipaux acteurs de la crise iranienne.
Lire les lignes qui suivent permet de comprendre un peu mieux les enjeux de la crise actuelle.
Mossadegh, l’intouchable
Si l’on en croit la doxa, pour partie reprise par le président Obama dans son discours du Caire (3 juin 2009), la CIA aurait démis à elle seule un premier ministre nationaliste, démocratiquement élu et soutenu par l’ensemble des Iraniens, et ce au nom des intérêts pétroliers des Etats-Unis.
Ce fait justifierait a posteriori la grande réserve dont la Maison-Blanche fait preuve dans la présente crise politique iranienne. Il faut pourtant y regarder de plus près.
Né en 1880, Mohammed Mossadegh est le fils d’un riche propriétaire terrien et d’une princesse parentes des Qâdjârs, la dynastie impériale qui précède la prise du pouvoir par Reza Khan (fondateur de la dynastie des Pahlavi, il prend le pouvoir en 1925). Mossadegh fait ses études en Europe et il obtient le titre de docteur en droit de l’université de Neuchâtel (« Docteur Mossadegh »). Il est ensuite gouverneur de province (Fars, Azerbaïdjan), ministre des Finances (1921) et ministre des Affaires étrangères (1923-1925). Mossadegh s’oppose à la prise de pouvoir par Reza Pahlavi et il est temporairement emprisonné.
En 1943, Mossadegh est élu député du Front national (le nombre effectif de votants ne dépasse pas alors le dixième de la population), une petite formation politique qui est alliée au Toudeh, le parti communiste iranien.
Mossadegh se pose en champion d’une politique nationaliste axée sur la question des gisements de pétrole.
En 1994 et 1947, il fait échouer les menées soviétiques (exigences de concessions pétrolières) et s’oppose aux intérêts de l’Anglo-Iranian Oil Company (AIOC), fondée en 1909.
Lorsque le premier ministre iranien, le général Razmara, est assassiné par un membre de l'organisation Fadayan-e Eslam (dirigée par Navvab Safavi, précurseur de l’islamisme politique ; une station du métro de Téhéran porte son nom), les portes du pouvoir lui sont ouvertes. Il prend la tête du gouvernement en avril 1951.
Avec l’appui du Toudeh mais aussi du parti chiite (dirigé par l’ayatollah Kashani), Mossadegh décide de nationaliser le pétrole et déclenche ainsi une crise internationale majeure aux multiples dimensions.
L’AIOC porte le conflit devant la Cour internationale de Justice, à La Haye; les techniciens britanniques sont expulsés et les marchés internationaux se ferment au pétrole iranien que Téhéran est bien en mal d’extraire et d’exporter par ses seuls efforts.
Faute de revenus pétroliers, le pays bascule dans la crise économique et Mossadegh entre en conflit avec le Shah (Mohamed Reza a succédé à son père en 1941, qui a abdiqué sous pression des Britanniques et des Soviétiques qui occupent alors l’Iran).
Dans le cadre de leur stratégie globale de containment, les Etats-Unis soutiennent les nationalismes du tiers monde et donc la volonté de Mossadegh de nationaliser le pétrole, pourvu que les formes et le droit international (l’indemnisation des propriétaires, entre autres) soient respectés ; Washington n’est donc pas sur la même ligne que Londres qui défend avec vigueur les intérêts économiques britanniques, en Iran comme dans l’ensemble du Moyen-Orient.
Toutefois, leur mission de conciliation échoue et le conflit entre Londres et Téhéran tourne à la guerre d’usure économique. Sur place, la situation politique se dégrade. Le Toudeh pratique l’agitation de rue, le Shah est contraint au départ et le parti chiite, fidèle au principe monarchique, se désolidarise de Mossadegh.
Mossadegh cherche à instrumentaliser les communistes (le Toudeh) et la crainte de l’URSS, pour faire pression sur les Américains qui maintiennent leur aide économique. Une demande supplémentaire d’aide est repoussée en mai 1953 ; Washington cesse de considérer Mossadegh comme un rempart contre le communisme. Le premier ministre réagit en concentrant plus encore le pouvoir.
Dès lors, on voit converger les intérêts politiques du Shah, de l’armée (fidèle au monarque) et du parti religieux, les Etats-Unis jouant les facilitateurs. Le principal artisan du coup d’Etat, le 19 août 1953, est le général Zahédi, membre du sénat et leader de l’opposition monarchiste. De fait, les Etats-Unis jouent un rôle essentiel, la CIA finançant et organisant le coup d’Etat (opération Ajax).
Le 19 août, les leaders religieux et les meneurs du bazar organisent une manifestation monarchiste ; l’armée se joint au mouvement et prend le contrôle de la capitale. Mossadegh est arrêté, Zahédi devient chef du gouvernement et le Chah rentre en Iran. L’ancien premier ministre est jugé et condamné à trois ans de prison. Libéré en 1956, il se retire de la vie publique et meurt en 1967.
Depuis cette grave crise intérieure et internationale, Mossadegh fait figure de précurseur du nassérisme et de leader tiers-mondiste, victime de l’impérialisme américain ; il est aussi victime de son chantage au suicide et du jeu ambiguë qu’il mène avec le Toudeh. Enfin, il ne faut pas négliger les aspects proprement iraniens dans le coup d’Etat du 19 août 1953.
Khomeiny, fondateur de la République islamique
L’ayatollah Khomeiny est le grand vainqueur de la révolution de 1979 et le fondateur de la République islamique. Né en 1902 à Khomein, près de Téhéran, il étudie la théologie puis enseigne à Qom, l’un des lieux saints de l’islam chiite. Ruhollah Khomeiny se dresse contre le Shah et la politique de modernisation forcée du pays, variante moyen-orientale du « despotisme éclairé » inaugurée par son père Reza Pahlavi et, simultanément, par Mustafa Kemal en Turquie.
Arrêté en 1963, il est exilé et se rend d’abord en Turquie, puis en Irak, avant de rejoindre la France, en 1978, alors que la situation politique iranienne se dégrade. Installé à Neauphle-le-Château, il bénéficie de la complaisance des autorités, qui croient disposer d’une carte maîtresse pour l’après-Pahlavi, et ses disciples inondent l’Iran avec les cassettes des violents prêches enregistrés sur le sol français.
Le Shah parti en exil, l’ayatollah Khomeiny rentre à Téhéran, le 1er février 1979, où il est triomphalement accueilli. Il annonce le jour même la constitution d’un Conseil islamique révolutionnaire, première étape vers la mise en place d’une république islamique (mars 1979).
Dans ce nouveau régime politico-religieux, l’ayatollah Khomeiny assure la fonction de Guide suprême de la Révolution islamique. Premier personnage du pays, nommé à vie par l’Assemblée des experts, celui-ci a la main haute sur les affaires politiques intérieures et extérieures.
Parfois présenté en Occident sous les traits d’une sorte de sage pacifique (un Gandhi musulman), Khomeiny révèle son vrai visage aux yeux de tous (encore que). Des tribunaux islamiques épurent l’appareil d’Etat et l’armée, les purges sont sanglantes et vont bien au-delà des inévitables règlements de compte inhérents à ce type de situation.
Le 4 novembre 1979, la prise d’otages de l’ambassade américaine (52 diplomates retenus 444 jours) donne corps à l’orientation violemment anti-occidentale du régime islamique ; l’ayatollah Khomeiny évoque une « seconde révolution ». Lorsque les troupes de Saddam Hussein attaquent l’ « ennemi perse », le 17 septembre 1980, le Guide suprême met à profit la guerre entre l’Iran et l’Irak (1980-1988) pour éliminer les sources d’opposition et renforcer la mainmise islamiste sur le pays.
L’ayatollah Khomeiny meurt en 1989 et les adeptes du comparatisme évoquent le « Thermidor » de la Révolution islamique. Deux décennies se sont depuis écoulées …
Ali Khamenei, Guide suprême de la Révolution islamique
Dans l’actuelle crise politique iranienne, le Guide suprême de la Révolution islamique a d’emblée apporté son soutien au président sortant, Mahmoud Ahmadinejad, révélant ainsi de fortes solidarités entre les deux hommes (fait négligé par nombre d’experts).
Né en 1939 à Machhad (un des hauts lieux du chiisme, à l’est de l’Iran), Ali Khamenei a été l’élève de l’ayatollah Khomeiny qu’il suit dans son opposition à la monarchie impériale de Mohammed Pahlavi ; il est d’ailleurs emprisonné à plusieurs reprises pendant cette période.
En 1979, il est membre du Conseil de la Révolution islamique et il est très engagé dans la mise en place du régime ; Ali Khamenei participe à la création du Parti de la République islamique et dirige un temps les Gardiens de la Révolution, fer de lance idéologique du régime.
En 1981, il survit à un attentat qui lui ôte un bras. Il est alors élu président de la République, avec l’accord de l’ayatollah Khomeiny (Mir Hossein Moussavi est son premier ministre) ; l’Iran est alors en guerre contre l’Irak.
A la mort de Khomeiny, en 1989, Ali Khamenei est désigné Guide suprême par l’Assemblée des experts, non sans controverses. Selon les critiques, Ali Khamenei n’aurait pas toutes les qualifications théologiques requises ; en 1979, il n’était qu’hodjatoleslam, ce qui en faisait un religieux de second rang.
Une fois en place, en juin 1989, il élargit le champ de ses fonctions et renforce les liens tissés au fil des ans avec les Pasdarans et les services secrets du régime, sorte d’ « Etat profond ». Ali Khamenei serait hanté par la « contamination culturelle occidentale » et une forme iranienne de « révolution de velours ».
De 1997 à 2004, il s’oppose sur bien des points à la timide politique de réformes prônée par Mohammad Khatami, successeur à la présidence d’Hachemi Rafsandjani (1989-1997), lui-même partisan d’une ouverture limitée à l’Occident.
Le 12 juin 2009, le Guide suprême prend d’emblée fait et cause pour Mahmoud Ahmadinejad et il lui renouvelle solennellement son soutien le 19 juin suivant. Le tour pris par cette grave crise politique et la répression sanglante ont d’ores et déjà invalidé le scénario d’une « révolution de velours ».
Sur ce plan, les vœux d’Ali Khamenei sont exaucés ; l’Iran islamiste n’est pas la Hongrie ou Tchécoslovaquie post-Guerre froide.
Ahmadinejad, président contesté et leader islamo-justicialiste
Réélu dans les conditions que l’on le sait (diverses informations confirment le sentiment initial d’une vaste fraude), le président de la République islamique est le type même de l’ « ingénieur islamiste », laïc issu des classes populaires (un père forgeron) qui tente une nouvelle synthèse politico-islamique pour radicaliser plus encore le régime issu de la révolution de 1979.
Né en 1956 à Gamsar, une petite ville à une centaine de kilomètres de Téhéran, Mahmoud Ahmadinejad appartient à cette génération qui a forgé son identité politique dans le contexte de la guerre Iran-Irak plus que dans les années de lutte contre le régime du Shah.
Il a suivi une formation d’ingénieur comme bien de ces militants qui, dans le monde arabo-musulman, constituent l’épine dorsale de l’islamisme radical, et obtient son doctorat en 1987 (il occupe déjà des fonctions officielles).
Elu maire de Téhéran en 2003, il devient président de la République islamique en 2005. Mahmoud Ahmadinejad s’appuie sur les Pasdarans (les « Gardiens de la Révolution ») et les Bassidjis (les « Mobilisés ») qui représentent le noyau dur du régime et recrutent dans les milieux populaires.
Ces structures sont au coeur du système populiste et clientéliste, avec la rente pétrolière en guise de « juge de paix », dont Ahmadinejad est l’incarnation (voir le rôle financier des diverses fondations contrôlées par les Pasdarans et la politique d’assistanat au bénéfice des classes populaires).
Ainsi son discours a-t-il une connotation « lutte des classes », particulièrement lorsqu’il menace de « couper les mains » des « profiteurs », menace adressée en termes à peine voilés à Hachemi Rafsandjani – ancien président de la République islamique (1989-1997) et rival malheureux en 2005 -, réputé être l’un des hommes les plus riches d’Iran (sa fille a été arrêtée le 21 juin 2009 et libérée ensuite, ndlr Primo).
Cette dimension « populiste » (une sorte d’islamo-bolchévisme ?) ne doit pas occulter les étroites connexions d’Ahmadinejad avec une partie du clergé, l’appui du Guide suprême en témoigne, et la propension du personnage à une forme de millénarisme politique.
Le président iranien attend le proche retour du douzième imam, descendant et représentant du Prophète, disparu en 873 (voir son intervention de septembre 2005 à l’ONU et le discours prononcé le 16 novembre 2005 lors de l’assemblée des imams du vendredi).
Sur le plan international, cette orientation politico-religieuse se traduit par un discours négationniste et anti-juif, de violentes diatribes contre Israël et les Etats-Unis ainsi qu’une posture anti-occidentale ; Ahmadinejad cherche à prendre la tête d’un front panislamique qui élargirait l’axe chiite et il noue des liens avec les pays hostiles à l’Occident (Russie, Chine, Venezuela).
Il se veut le leader d’une « troisième révolution », qualifiée par les observateurs d’islamo-justicialiste.
Moussavi, leader d’une introuvable « révolution de couleur »
Révolutionnaire islamique de la première heure, Mir Hossein Moussavi est un « vieux cheval » de retour, longtemps absent de la scène politique. Né en 1941 dans la partie azérie de l’Iran, il fait initialement figure de représentant d’une forme d’islamisme tiers-mondiste et bénéficie d’un engouement récent auprès des classes urbaines et des milieux partisans de l’ouverture.
Au regard de son parcours politique, on doit se demander si le personnage n’est pas dépassé par la dynamique des événements et transformé en totem, au sens freudien du terme, par une large partie de la population.
Nombreux sont ceux qui, las de l’enfermement psycho-culturel, souffrent aussi des effets multiformes de l’isolement de l’Iran sur le plan international et de l’échec économique d’Ahmadinejad.
Il faut pourtant rappeler que Moussavi est un homme du sérail engagé aux origines mêmes de la Révolution islamique. Il est l’un des fondateurs du Parti de la République islamique, dont il devient le secrétaire politique, et soutient donc l’ayatollah Khomeiny pendant les événements révolutionnaires.
Moussavi est ensuite ministre des affaires étrangères puis il est nommé premier ministre, de 1981 à 1989, pendant les années de guerre contre l’Irak (Ali Khamenei est alors président de la République islamique). On lui attribue donc un rôle décisif dans la survie de l’Iran islamique et le fonctionnement économique du pays.
S’il disparaît ensuite de la scène, Moussavi aurait été l’un des principaux conseillers des présidents Rafsandjani et Khatami qui aujourd’hui le soutiennent. L’islamiste tiers-mondiste fait désormais figure de « réformateur », en butte au révolutionnarisme de l’axe Khamenei-Ahmadinejad.
On doit plus justement voir en la personne de Moussavi un « national-islamiste », soucieux des intérêts fondamentaux de son pays, réservé quant aux provocations d’Ahmadinejad qui n’ont fait que renforcer l’hostilité à l’égard de l’Iran.
On sait qu’il entend poursuivre le programme nucléaire iranien, comme la majorité de la classe politique, et il ne faut pas voir en lui une « martingale » permettant de résoudre l’ensemble des conflits irano-occidentaux.
Son hypothétique accès à la présidence pourrait cependant faciliter une négociation d’Etat à Etat centrée sur des intérêts bien définis et circonscrits. Moussavi semble avoir brûlé ses vaisseaux et il lui sera difficile d’éviter, pour sa personne comme pour son mouvement, les conséquences d’une répression sanglante.
Jean-Sylvestre MONGRENIER
Institut Thomas More