mardi 9 juin 2009

Les juifs de Turquie : entre espoirs et inquiétudes


Photo (une synagogue en Turquie) : D.R.

Richard Prasquier, qui s’est rendu en Turquie dans le cadre d’un voyage privé, a rencontré la communauté juive et a été invité au ministère des affaires étrangères à Ankara où il a rencontré le nouveau ministre, Ahmet Davutoglu ainsi que le secrétaire d'Etat chargé des relations avec le Moyen Orient, Feridun Sirlitoglu. Le président du CRIF rapporte ses impressions.

Il y a actuellement environ 20 000 Juifs en Turquie. Ils sont presque uniquement concentrés à Istanbul. Il n'y a que quelques centaines de Juifs à Ankara, la capitale et la deuxième ville du pays et à Izmir, encore moins dans des villes de très ancienne présence juive, comme Bursa et Edirne et pratiquement pas en Anatolie, qui forme 95% de la superficie turque et où des communautés juives existaient cependant depuis bien avant la chute du Temple de Jérusalem.
Istanbul est une ville énorme, probablement la plus peuplée du continent européen (on parle de 13 à 18 millions d'habitants, avec une augmentation considérable de la population depuis une vingtaine d'années) au panorama magnifique. Les Juifs y sont pour la plupart installés depuis très longtemps. Beaucoup sont les descendants des Juifs chassés d'Espagne en 1492. Le sultan Bajazet les avait recueillis, notamment à Istanbul et à Salonique, pour qu'ils aident au développement du pays. On dit que 120 000 Juifs d'Espagne se sont alors installés en Turquie. Le bon accueil par les Turcs contrastant avec les persécutions en pays chrétien est un thème omniprésent dans la mémoire et le discours de la communauté juive de Turquie. Leur langue, le judéo-espagnol, dont la forme liturgique s'appelait ladino, était encore utilisée il y a une cinquante d'années. Elle ne l'est plus actuellement et sa compréhension est malheureusement devenue très rare.
Il y a quelques ashkénazes, descendants des réfugiés du nazisme. Ils rappellent le rôle remarquable du nonce, Mgr Roncalli, futur Jean XXIII pendant la deuxième guerre mondiale, mais ils sont très minoritaires. On doit souligner l'aide apportée par certains diplomates turcs pour lesquels des dossiers à Yad Vashem ont abouti (dont celui du consul de Rhodes) ou sont en cours d’étude.

La communauté juive fréquente actuellement une quinzaine de synagogues où se retrouvent chaque shabbat environ 1500 fidèles. La plus ancienne, restaurée récemment, est celle d’Ohrid, installée dans le vieux quartier en 1430, avec une bima en forme d'arche de Noé.
J’ai visité aussi celle de Neve Shalom, la plus grande, inaugurée il y a cinquante ans dans le quartier de Galata, et celle d’Ortakoy, où 200 personnes se sont retrouvées à Shavouot, avec la visite du maire du district.

Le système turc de séparation est strict. La communauté juive, active, bien représentée et volontiers francophone, pourvoit par elle-même aux frais d'entretien du culte ainsi qu'au financement de ses institutions socio-éducatives (écoles, maisons de retraite, cimetières). Sur le plan politique, la communauté juive est représentée par un bureau actif, présidé par Silvyo Ovadya. Un des anciens présidents, Jack Kamhi, continue d'exercer un rôle important par ses rapports anciens avec la classe politique. Je les remercie pour la chaleur de leur accueil.
La tranquillité de la vie de la communauté juive de Turquie, assurée par la législation, révolutionnaire dans un pays d'Islam, mise en place par Atatürk (Kemal Pacha), a été brutalement mise en cause en 1986: le 22 septembre à Shabbat, un commando est entré dans la synagogue de Neve Shalom et a tué 22 fidèles. Les responsables, certainement liés au terrorisme palestinien, n'ont jamais été retrouvés.

Puis, un autre Shabbat, le 15 novembre 2003, deux attentats simultanés à l'explosif ont tué dans cette même synagogue de Neve Shalom, mais aussi à la synagogue très fréquentée du quartier de Shishli 22 personnes, dont plusieurs agents turcs assurant la sécurité. Israël Yoel Ulcer, 20 ans, membre des services de sécurité de la communauté juive, a été tué à Shishli. J'ai parlé avec ses parents très touchés du soutien moral qu'ils ont reçu depuis lors de la part du service de protection de la communauté juive de France (SPCJ). Depuis cette époque, les conditions de sécurité dans les lieux communautaires sont drastiques et des casques métalliques de protection ont été posés sous les sièges de la synagogue Neve Shalom.

L'antijudaïsme parait toujours complètement absent des représentations de la population d'Istanbul. Il n'en est malheureusement pas de même en ce qui concerne l'image d'Israël. La Turquie ottomane, jusqu'à l'entrée du général Allenby à Jérusalem en 1917, exerçait le pouvoir en Palestine depuis le XVIe siècle. La neutralité religieuse a été imposée par la révolution kémaliste et on voit facilement l'importance que lui attache une très grande partie de la population d'Istanbul. Il n'empêche que la pratique de l'Islam est de plus en plus importante dans le pays, en particulier en Anatolie.

Le parti au gouvernement, l'AKP se définit comme islamiste modéré. Il n'a pas le monopole, comme on le croit parfois, de l'hostilité populaire vis-à-vis d'Israël, qui se développe depuis quelques années et qui s'est exacerbée à l'occasion des récents événements de Gaza. Le gouvernement insiste sur le fait que les auteurs de graffiti insultants envers les juifs ont été condamnés. Mais de récents sondages montreraient que pour 90% des Turcs, Israël serait perçu négativement (un pourcentage analogue à la perception envers les Kurdes et plus important que vis-à-vis de l'Arménie et les Etats-Unis), d'autres suggèrent que Ahmadinedjad est un des dirigeants les plus populaires auprès de la population turque (où les chiites sont très rares, la communauté alevi ne pouvant pas être vraiment considérée comme chiite). Tout cela évidemment inquiète la communauté juive de Turquie et explique la diminution récente et considérable du tourisme israélien en Turquie, ainsi que la perte pour Israël de certains contrats économiques importants.

Les deux dirigeants turcs que j'ai rencontrés ont insisté sur la profondeur des liens avec la communauté juive de Turquie, sur leur connaissance du monde juif et sur leur rejet absolu de l'antisémitisme. Ils ont parlé du caractère stratégique, toujours aussi important, des relations avec Israël dont ils reconnaissent qu'elles avaient beaucoup souffert pendant l'opération de Gaza Recep Tayipp .Erdogan, le chef du gouvernement avait reçu Ehud Olmert les jours précédant le déclenchement de cette opération et avait considéré que d'avoir été tenu dans l'ignorance était comme un affront personnel; on se souvient en outre de son altercation avec le Président Pérès à Davos. Ils pensent que les négociations indirectes d'Israël avec les Syriens auxquelles Ahmet Davutoglu, l'actuel ministre des affaires étrangères avait pris une large part, étaient alors près d'aboutir et ils regrettent leur rupture, en indiquant que la Syrie pourrait défaire peu à peu ses liens avec l'Iran. Ils considèrent enfin que la Turquie, par sa position géographique, l'étendue de sa population, par ses amitiés diverses, par son passé et par son dynamisme présent a une responsabilité particulière dans les conflits de la région aussi bien dans le Proche Orient, que pour l'Iran et l'Afghanistan Pakistan, et ils indiquent leurs angoisses à ce sujet (armement nucléaire en Iran et au Pakistan...) Mais, s'ils reconnaissent la responsabilité du Hamas (dont les dirigeants étaient venus en Turquie il y a quelques années) dans le déclenchement des opérations de Gaza ils qualifient de crime de guerre certaines actions des Israéliens au cours de ce conflit. On attend une date pour le voyage officiel en Israël du Président Gül.
En ce qui concerne l'Arménie, la position reste stricte, malgré les incidences sur l'image de la Turquie en Europe: rétablissement de relations satisfaisantes avec le gouvernement arménien et appel à une commission d'historiens qui ferait la lumière sur "l'ensemble des massacres perpétrés par les uns et les autres".
Et l'Europe, justement? "C'est aux Européens de comprendre ce qu'ils perdent s'ils n'acceptent pas la Turquie avec son dynamisme et ses promesses à l'intérieur de la Communauté européenne", dit l’actuel ministre des affaires étrangères de Tuquie.
Un pays important et passionnant.....

Richard Prasquier
http://www.crif.org/index.php?page=articles_display/detail&aid=15186&artyd=10