lundi 1 décembre 2008
Commandos israéliens : la guerre de l’ombre
Jean-Louis Tremblais
Vivant dans la crainte des attentats, Israël perfectionne sans cesse ses méthodes antiterroristes. De jour comme de nuit, des unités spéciales mènent des actions ciblées dans les territoires palestiniens.
Minuit, un jeudi d'octobre, en Israël. A Tel-Aviv, où le thermomètre affiche encore 20 °C, les terrasses sont bondées. Des queues se forment devant les boîtes. Ce n'est que le début d'une soirée qui se terminera aux aurores pour la jeunesse locale. A quelques dizaines de kilomètres, sur une base militaire proche d'Hébron, d'autres Israéliens de la même génération se préparent eux aussi à une nuit blanche. Mais leur programme est moins festif. Ils appartiennent au bataillon Duchifat (nom hébreu de la huppe fasciée, oiseau national de l'Etat d'Israël depuis mai 2008) et s'apprêtent à partir en opération dans les territoires palestiniens. Nul stress chez ces appelés du contingent, dont les plus âgés ont à peine 20 ans (1). Sur le terrain de handball qui fait office de place d'armes, les uns tapent dans un ballon, les autres sirotent un café. Les uniformes sont dépareillés et la discipline semble inexistante. L'anti-Légion, en quelque sorte. Ne jamais se fier aux apparences : cette unité d'infanterie, déployée en Cisjordanie - appelée la Judée-Samarie en Israël, ou Central Command par Tsahal (2) -, est l'un des fers de lance du combat antiterroriste.
Ce soir, la mission consiste à arrêter dans son village d'Idna un Palestinien recherché par le Shabak (ex-Shin Bet, service de renseignement intérieur). Quelques jours plus tôt, avec trois autres hommes, il a tenté de franchir la « barrière de sécurité » - ouvrage défensif dont la construction a été lancée en 2003 - séparant les deux entités ennemies. « Ils marchaient à reculons, raconte un soldat, afin que les traces de pas n'alertent pas nos gardes-frontières (souvent des Bédouins qui servent dans l'armée israélienne, appréciés pour leurs qualités de pisteurs et leur connaissance du désert, NDLR). C'est une technique assez courante chez ceux qui veulent s'infiltrer en Israël. Surpris par une patrouille, ils ont réussi à fuir. Nos services les ont identifiés et localisés. » Avec une précision étonnante : réunis dans la salle d'opération pour un ultime briefing, les officiers et sous-officiers visualisent l'itinéraire ainsi que l'objectif sur ordinateur, sous forme topographique et photographique (images satellite). A quelques mètres près...
Visages camouflés et systèmes de vision nocturne
Cette préparation méthodique et détaillée est la condition du succès : comptant sur l'effet de surprise, les Israéliens devront investir le village discrètement et en repartir rapidement, une fois le Palestinien appréhendé. A 1 heure du matin, la section se rassemble. Visages camouflés, armement et paquetage vérifiés. Les fusils sont équipés de systèmes de vision nocturne. Une échelle rétractable est prévue, au cas où il faudrait grimper sur les toits. Une dizaine de véhicules quittent la base. A l'avant de sa Jeep blindée, le lieutenant Swissa reçoit et transmet des données sur son ordinateur à écran tactile. La radio crachote des ordres en hébreu, tandis que le chauffeur diffuse un tube à la mode en Israël, qui se révèle être du rap... arabe ! A deux kilomètres du village, le convoi s'arrête, tous feux éteints. Débarquement et regroupement dans une oliveraie, sans un mot. Composée d'une vingtaine d'hommes, la colonne s'enfonce dans l'obscurité, au milieu des oliviers, franchit des murets, emprunte des digues, traverse des champs aux sillons assez traîtres, d'autant qu'on ne voit rien malgré la lune. On s'accroupit, on se relève, au gré d'une progression chaotique. Au bout d'une heure, les premières maisons d'Idna sont en vue.
Bien que silencieux, les fantassins, par leur odeur ou leurs silhouettes, sont repérés par des chiens qui grognent, jappent, puis hurlent. A tel point qu'un coq se réveille prématurément pour se joindre au concert. Pire qu'une sirène d'alarme. Je m'attends à voir les fenêtres s'éclairer et le village s'animer. Rien. La meute se calme enfin. Sur le qui-vive, mais avec sang-froid, la troupe évolue désormais dans les ruelles pour se figer devant un hangar sans portail, curieusement allumé. Allongé sur un matelas, un narguilé à son chevet, un homme est profondément assoupi malgré la télé qui fonctionne. Deux soldats s'approchent et le réveillent, lui faisant signe de se taire. Contrôle des papiers, bref échange en arabe. C'est bien le domicile indiqué mais ce n'est pas l'individu recherché. Les militaires font comprendre au Palestinien qu'il n'aura pas de problèmes. A condition de coopérer et de ne pas faire de bruit. Trop content de l'aubaine, il leur indique l'endroit où se cache le suspect, à quelques blocs de là. Un bâtiment en construction où, effectivement, les Israéliens trouvent celui qu'ils traquent.
Toujours sans tumulte ni fracas, comme si chacun jouait une partition bien rodée, le Palestinien est extirpé de son sommeil et sommé de s'habiller. Un détail attire l'œil : l'énorme boucle de sa ceinture, en forme de dollar argenté ! Je m'en étonnerai plus tard auprès d'un soldat qui, blasé, répondra : « On a déjà arrêté un militant islamiste portant un tee-shirt à l'effigie d'Ariel Sharon ! » Pas d'idées simples dans l'Orient compliqué : c'est ce qu'avait déjà noté un officier français envoyé au Levant et dénommé... Charles de Gaulle. En moins de cinq minutes, les véhicules israéliens rappliquent, rembarquent et détalent. Pas de heurts, pas d'incident avec la population : le lieutenant Swissa est satisfait. De retour à la base, le Palestinien est examiné par un médecin militaire, puis remis aux fonctionnaires du Shabak. Fin de la mission. Il est 3 heures du matin. Les soldats du bataillon Duchifat vont se coucher. A Tel-Aviv, la fête bat son plein.
Toutes les nuits ou tous les jours, le modus operandi n'étant évidemment jamais le même d'une fois à l'autre, des actions de ce genre sont menées en Cisjordanie. L'antiterrorisme au quotidien. Le contraire des opérations spectaculaires (type « Rempart » en 2002), avec bouclage des territoires, déploiement de forces et pertes humaines, médiatiquement catastrophiques. Le major Mincha, porte-parole de Tsahal au Central Command, nous explique le pourquoi et le comment de cette guerre de l'ombre : « Il s'agit de mieux cibler les terroristes qui planifient des attaques contre Israël (80 % d'entre eux viennent de Cisjordanie, NDLR) grâce au renseignement. Quand nous intervenons quelque part, nous savons exactement qui nous cherchons : l'individu figure sur une liste. Chaque semaine, on arrête ainsi entre 80 et 100 personnes en Judée-Samarie. Si nous opérons souvent de nuit, c'est aussi pour éviter les dérapages avec la population, les possibilités d'embrasement. On fait en sorte que ça se passe vite et bien. L'autre volet de cette stratégie vise ce que j'appelle l'"argent de la terreur" : nous avons démantelé plusieurs réseaux de financement du Hamas, qui utilisait des associations cultuelles ou humanitaires comme paravent. Parallèlement, on essaie de gêner le moins possible les civils. Aux check-points, des couloirs spéciaux, moins contraignants et plus rapides, ont été mis en place pour les femmes, les enfants et les personnes âgées. On encourage l'activité économique : en protégeant les Palestiniens qui récoltent leurs olives à proximité des colonies juives, par exemple. Plus la population vivra normalement, plus le terrorisme déclinera. »
Le nombre des attentats suicides a diminué, mais le risque demeure
Force est de constater que le nombre des attentats suicides a diminué au cours des dernières années : 55 en 2002 (220 morts), 25 en 2003 (142 morts), 14 en 2004 (55 morts), 7 en 2005 (22 morts), 4 en 2006 (15 morts), 1 en 2007 (3 morts). Même si d'autres facteurs peuvent expliquer ces statistiques : la guerre fratricide que se livrent le Fatah et le Hamas, entre autres. Formée par les Américains et les Européens, la nouvelle police de l'Autorité palestinienne s'applique à éviter que la Cisjordanie connaisse le sort de Gaza. Ce qui passe par la neutralisation des cellules du Hamas. Et arrange donc Israël. Pour autant, la partie est loin d'être gagnée. Il y a quelques semaines, en patrouillant dans la Casbah de Naplouse, un soldat de Tsahal a été intrigué par les canettes de soda qui pendaient aux façades : elles cachaient des caméras miniatures reliées par des fils à des écrans placés dans des caves. Une vidéosurveillance improvisée mais ingénieuse qui permettait aux activistes palestiniens d'observer 24 heures sur 24 les militaires israéliens et de commander des pièges (explosifs) à distance ! S'adapter ou disparaître : la théorie darwinienne de l'évolution s'applique aussi à la guerre.