lundi 9 mars 2009
Khamenei, ou l’accession d’un petit séminariste au pouvoir suprême
par Tatiana Boutourline
journaliste spécialisée du quotidien italien “IL FOGLIO”
traduit en Français par Albert Capino
Le petit séminariste Khamenei a des mots tranchants (Israël est « un cancer ») et se révèle dur dans la défense de l’Iran, mais le péché originel de son ascension continue à le tourmenter. En Iran, il suffit de lever les yeux pour croiser son regard. L’ayatollah Khamenei vous accueille dès l’aéroport et il ne vous lâche plus.
Ses fresques murales géantes ornent les rues. Ses photos vous scrutent au bazar, vous accompagnent dans chaque bureau, école ou restaurant. Son expression sévère vous est familière. Mais son essence est difficile à capturer. Malgré ses trente ans de vie publique, Khamenei reste une figure mystérieuse, tant omniprésente qu’insaisissable. Pour beaucoup de journalistes étrangers en visite à Téhéran, il n’y a presque jamais d’histoire à raconter sur le Guide suprême de la République islamique. Dénué de charisme, Khamenei apparaît toujours égal à lui-même, fidèle au millimètre près à son effigie, péremptoire et prévisible comme sa barbe grise et ses lunettes à grande monture sombre. Ses mots sont souvent tranchants, comme ceux avec lesquels il a défini hier Israël comme un « cancer » et le président américain, Barack Obama, comme une « copie de Bush » et « un suppôt du terrorisme ».
Mais ils ne frappent pas autant que les invectives tonitruantes de Mahmoud Ahmadinejad ou les gestes attentivement calibrés du « mullah khandan » (mollah souriant, comme il se fait surnommer) Khatami. Tour à tour contre-chant des réformistes, puis des faucons, Khamenei se tient à l’arrière-plan pendant que Hashemi Rafsanjani, Khatami et Ahmadinejad sont en compétition pour être sous les feux de la rampe. Cette tendance « à disparaître » est symbolique de ses vingt dernières années. Peut-être même le secret son de succès. Lorsque en 1981, le fauteuil de président lui fut offert, il déclina d’abord en expliquant que sa santé délicate ne lui aurait pas permis d’exercer ses fonctions avec l’énergie nécessaire (sujet de débat encore actuel, Khamenei est souvent décrit comme un malade en phase terminale).
En Juin de cette année, il a échappé à la mort d’un cheveu, quand une bombe cachée dans un magnétophone des Moudjahidin-e-Khalq a explosé à quelques mètres de lui au cours d’une conférence de presse. Khamenei a été blessé et a perdu l’usage de sa main droite. Dans le discours au cours duquel il a finalement accepté sa charge, il a déclaré : « Je suis un individu avec beaucoup de défauts et de lacunes, je ne suis qu’un petit séminariste ». Quelques années avant sa consécration, le "petit séminariste" a partagé une cellule avec un "communiste", le journaliste Hushang Assad, qui évoque ainsi leur première réunion : « Il était assis sur une pile de couvertures dans la cellule. Il était très mince avec une longue barbe noire. Il avait fait un turban de sa chemise. Lorsque le gardien de prison ferma la porte derrière moi, Khamenei sourit et me fit une place sur les couvertures à côté de lui. Dans la soirée, tournés vers une petite fenêtre, il susurrait des passages du Coran, récitait des prières et des bénédictions entrecoupées de larmes. Cette ferveur religieuse me donnait du courage. Quand je me laissais aller au découragement, Khamenei me disait : "Lève-toi Hushang, marchons". »
Ils s’étaient liés d’amitié. Khamenei riait de ses blagues (« mais pas celles osées, qui ne lui plaisaient pas ») et fumait ses cigarettes. Après trois mois, ils furent séparés. « Il tremblait. J’enlevai ma veste et je la lui donnai. Nous nous embrassâmes et nos larmes se mêlèrent. Khamenei dit : dans une République islamique aucune larme sillonnera le visage d’un innocent ». C’était en 1978. Trois ans après, pendant que le séminariste devenait président, le communiste Assadi franchissait à nouveau les portes d’une prison, traîné par les gardes de son vieil ami. Il s’en suivit 666 jours d’isolation et de tortures.
Mais qui est vraiment Seyed Ali Hossein Khamenei ? Un leader timide et réticent, un lieutenant qui a endossé des vêtements trop grands pour lui ? Ou un faux modeste qui cache son ambition derrière une humilité de façade ? Des descriptions savantes dressent le portrait d’une despote hésitant, isolé de la réalité environnante, manipulé tour à tour par le lobby des affaires ou celui des armes, ou le profil d’un “kingmaker” dans un réseau complexe d’intérêts destiné à perpétuer l’orthodoxie révolutionnaire. Les analystes iraniens précisent que de focaliser l’attention sur Ahmadinejad ou Khatami est trompeur, parce qu’en Iran les présidents font partie d’un jeu uniquement destiné à multiplier les options de Téhéran : que l’on parle de nucléaire ou des rapports avec Washington, c’est toujours à Khamenei que revient la décision. Et somme toute, l’enfermer dans un faisceau de définitions ne suffit pas à le décrypter.
Pour comprendre Khamenei il faut s’éloigner de Téhéran et parcourir les 850 kilomètres qui le séparent des rues de Mashad. C’est dans la ville sainte des Safavidi, parmi les coupoles d’or et les pèlerins, que vit l’âme secrète de Khamenei. C’est à Mashad que Khamenei est né et a grandi, c’est Mashad qui a nourri sa foi et a forgé sa vision du monde et c’est à Mashad que Khamenei retourne continuellement dans la recherche de confirmations. Capitale de la région de Khorasan, la terre de poètes, des mystiques et des philosophes, qui s’ouvre vers l’Afghanistan et le Turkménistan, Mashad a crû autour du sanctuaire de l’imam Reza (huitième imam chiite), le lieu de culte le plus sacré de l’Iran, le plus grand et luxueux du monde chiite. Khamenei naît en 1939 dans la partie plus pauvre de la ville, second de huit fils. « Nous avons eu une vie difficile – dit-il de son enfance – et n’avions parfois rien à manger. Ma mère se donnait du mal pour les repas et souvent le dîner était à base de pain et de raisins secs.
La maison avait seulement une chambre et un sous-sol sombre. Lorsqu’un hôte venait trouver mon père, nous leur laissions la chambre et descendions dans le sous-sol jusqu’à ce que l’hôte s’en aille ». Fils d’un mollah, le jeune Ali Khamenei fréquente successivement une maktab, une école religieuse, puis le séminaire de Mashad. À 18 ans il part pour Najaf, mais il y restera peu, parce que - disent les biographes - « le père le rappelle à lui ». De 1958 à 1964 il est à Qom où il éprouve un choc fulgurant pour l’ayatollah Ruhollah Khomeini. Mais de 1964 à 1979 il est de nouveau à Mashad, exception faite d’une période de prison à Téhéran et d’ un exil dans le Sistan-Balouchistan. Sa formation religieuse est apparemment conventionnelle. Il ne réussit pas à accomplir le cursus honorum qui lui vaudrait le titre d’ayatollah, le « signe de Dieu », la considération de ses pairs et d’une foule de disciples. Puis viennent des intérêts plus banaux.
Dès 1951, la politique fait irruption dans ses études qu’elle interrompt prématurément après un célèbre discours de Mojtaba Navab Safavi, leader fedayin qui invoquait déjà un « gouvernement islamique » et tonnait contre le Shah et l’impérialisme occidental. Son orientation est également politique dans le séminaire où il a rejoint le cénacle d’intellectuels, beaucoup plus “de terrain” que véritablement spirituels. C’est l’antichambre d’une carrière toute en ascension, toujours plus éloignée de la chaire et de plus en plus voisine du pouvoir qui le portera à devenir d’abord un disciple de Khomeyni et, successivement, cofondateur du Parti islamique républicain, de la guide de la prière du vendredi à Téhéran, vice-ministre de la Défense, superviseur des Gardes révolutionnaires, commandant en chef des Gardes révolutionnaires, représentants du Leader suprême dans le conseil Suprême pour la Défense, membre du Majlis (Parlement), chef du Conseil pour la révolution culturelle, chef du Conseil pour le discernement des intérêts supérieurs du régime, chef du Conseil pour les révisions de la Constitution, président et enfin Guide suprême. Mais l’éducation de Khamenei est par dessus tout le fruit des suggestions que lui ont insufflées sa ville natale.
Tous les Iraniens ont un rapport viscéral avec la poésie, mais à Mashad cette passion a contaminé jusqu’au séminaire. Khamenei commence à écrire des vers lorsque il n’est encore qu’un jeune garçon. Il est entraîné par l’amour pour la littérature persane et intrigué par les romans étrangers. Même l’ex compagnon de cellule Assadi raconte que pendant leur captivité, les livres furent leur principal sujet de conversation. Selon quelques témoignages, Khamenei se vante d’en avoir lu plus de deux mille. Une remarque intéressante si l’on considère que, dans l’ambiance cléricale de sa génération, la lecture de textes non religieux pouvait être considérée comme inappropriée ou même « haram », illégale. Lorsque le leader suprême s’insurge contre la culture occidentale, il parle de quelque chose qu’il connaît bien. La hantise qu’une « révolution de velours » puisse balayer le régime est également issue de ses bonnes lectures. Parmi les intellectuels européens, personne n’a suscité en lui autant de fascination mêlée de consternation que l’ex président tchèque Vaclav Havel, considéré comme « hautement nuisible ».
En dépit de sa prudence, Khamenei ne renonce pas à la littérature. Il tient régulièrement des séances de poésie dans son bureau. Comme la reine d’Angleterre, Khamenei a aussi son « poète attitré ». Il l’écoute en silence, les yeux mi-clos, puis commence à faire ses observations. Ses aèdes sont encouragés à des lectures à thèmes éthiques ou religieux, les digressions épiques étant acceptées, en tenant toujours compte que l’inspiration doit se plier à l’« efficacité » : honorer l’islam et les valeurs authentiquement iraniennes.
Cependant Mashad n’est pas seulement la patrie du grand poète persan Ferdowsi. Mashad représente surtout un regard particulier sur les choses. Par rapport à celle de Qom, son école théologique se distingue par une lecture ésotérique du Coran. Les sciences mystérieuses y dominent, l’occultisme et une vision antirationaliste. Une tendance inaugurée à la fin des années Vingt par l’ayatollah Mirza Medhi Gharavi Isfahani, qui met en garde contre la philosophie et la logique - « sciences étrangères, pas islamiques et fallacieuses » - et mettait en garde ses disciples avec le syllogisme : « Prétendre mener la pensée humaine à une déduction est une duperie parce qu’il est impossible connaître le monde sans la pensée divine ». À Mashad règnent les moqaddasim, les « hommes saints » qui soumettent les juristes de l’islam et l’ayatollah grâce à un charisme fait de petits miracles (keramaat) et d’innombrables arts de la divination. Ils apparaissent peu en public et évitent les lieux bondés, en limitant leur vie sociale à un groupe de favoris. Peines de coeur, maladies, aventures économiques, choix politiques, aucun domaine du savoir ne leur est inconnu. Une autre coutume pratiquée est d’obtenir des moqaddas, la permission d’employer « un des noms de Dieu » conformément à la croyance selon laquelle la répétition du mot élu, « zekr », dégagerait une force spirituelle en mesure d’exaucer les prières du fidèle.
C’est dans ce bain culturel où coexistent l’érudition, le mysticisme et les superstitions que se développe un courant apocalyptique et naissent trois groupes extrémistes, cruciaux pour la formation des révolutionnaires, comme “l’école de la séparation”, l’association Hojatieh et les Velayati. Il est significatif qu’ Ali Shariati, l’idéologue de la Révolution, ait gravité à Mashad entre 1967 et 1968, de même qu’il enseigna dans le Khorasan pendant ces années. Khamenei le rencontra dans un cercle poétique entre ’57 et ’58 et lui restera fidèle jusqu’à la mort même lorsque, après la Révolution, l’establishment religieux le taxera d’hérésie. Fasciné par l’occulte, Shariati prétendait réussir à matérialiser les esprits.
Mais la rencontre qui conditionnera l’avenir de Khamenei plus que toute autre est celle avec son ami Vaez Tabassi. Fondateur du corps des pasdarans du Khorasan, Tabassi est un membre de l’Assemblée des experts ainsi que du Conseil pour le discernement de l’intérêt du régime, mais son influence est étroitement liée au contrôle du sanctuaire de Mashad, lieu qu’il administre dès 1979, et auquel tous les deux doivent, pour une large mesure, leur chance. Dépourvu des pouvoirs théologiques qui permettent à un religieux de gagner sa vie, d’un côté le respect de ses pairs et d’un grand nombre de croyants et, de l’autre, le recouvrement des taxes religieuses qui déterminent la portée de ses ambitions, Khamenei a été sauvé par les appuis financiers du sanctuaire de Mashad, crédité par les analystes des iraniens comme un des plus florissants empires économiques du pays. Plus encore que la ville du Vatican, la « Clôture Sacrée » n’est pas sujette au contrôle du gouvernement de Téhéran, toutes les exportations et les importations sont hors taxes et le bilan du budget annuel tourne autour des deux milliards de dollars. Seul le Guide suprême a autorité sur le sanctuaire et, parmi les fondations iraniennes, la « Clôture Sacrée » brille pour sa générosité dans les subsides accordés au Hamas et au Hezbollah. « C’était un type précis, méthodique - raconte Assadi - En prison chacun avait droit à une cigarette par jour et il était un grand fumeur. Je n’avais pas ce vice et donc je lui offrais la mienne. Il divisait les cigarettes en six parties en prenant bien soin qu’elles soient toutes égales ».
Instantanés d’une autre époque : mais que reste-t-il du « petit séminariste » ? Après deux décades au sommet de la pyramide du pouvoir à Téhéran, Khamenei est encore un homme seul qui se méfie de ceux qui se disent ses alliés, nomme ses représentants dans les institutions et dans les medias et compte toujours sur le réseau de Mashad. Le péché originel de son ascension « politique » continue à le tourmenter. Khamenei soulage sa solitude en se fondant sur des rites anciens qui maintiennent dans un cadre strict de gestes et de mots l’angoisse de nature superstitieuse. Pour accorder une bénédiction, il goûte un plat et ensuite il laisse ses disciples le finir. Pour prendre une décision difficile, il ouvre au hasard le Coran, lit la première ligne de la page droite et interprète la volonté divine.Lorsque les doutes l’assaillent, il rend visite à un moqaddas comme Mohammed Taqi Bahjat, l’imam de la mosquée de Fatemiyeh à Qom. Plus qu’une tumeur, sa maladie est une dépression qui l’assombrit et des voix insistantes attribuent ses errances et ses contradictions byzantines à un remède à base d’opium. Pour ceux qui, en occident, ont pour souci de déchiffrer ses intentions, maintenant que le « changement de comportement » a le vent en poupe, Khamenei représente une énigme.
En mai 2003 il statua que le conflit entre l’Iran et les Etats Unis était « quelque chose de naturel et d’inévitable ». En février 2006 et en mai 2007 il soutient l’idée d’un dialogue avec Washington, en 2008 il suggère que « rompre avec l’Amérique a été l’une de nos décisions politiques les plus importantes, mais nous n’avons jamais dit que les relations ne seraient jamais renouées ». Khamenei a même émis une fatwa contre l’emploi d’armes nucléaires. Mais en répondant à la question d’un fidèle il a déclaré que, dans l’intérêt de la République islamique, une guerre d’agression peut être commandée par un décisionnaire qualifié, c’est-à-dire lui-même… « Pour conquérir l’indépendance et une authentique souveraineté nationale - a expliqué Khamenei - une nation doit être prête à en payer le prix ». S’il est imprécis avec les mots, Khamenei ne l’est pas dans ses convictions. « Marg bar Amrika » (mort à l’Amérique) est un slogan qui adhère encore comme un gant à ses choix idéologiques. Malgré les pressions internes des mollahs-magnats d’un coté, et d’une population assoiffée de bien-être et de liberté de l’autre, l’engagement ne fait pas partie des plans de Khamenei. Mais ensuite il y a la politique : pour l’ancien « petit séminariste ». Entre l’Islam et la République islamique, c’est la seconde qui doit être protégée à tout prix.
http://www.ilfoglio.it/soloqui/1994