samedi 14 mars 2009
Le mythe du complot fait toujours recette
ERIC ZEMMOUR
Face à la complexité du monde, certains cherchent des boucs émissaires afin de trouver des explications simples à ce qui leur déplaît. Une tournure d'esprit dangereuse.
Les attentats du 11 Septembre n'ont pas eu lieu. L'homme n'a pas marché sur la Lune. Les Juifs n'ont pas été exterminés dans les camps de concentration... Des livres accumulent à loisir les détails suspects ; des vies entières sont vouées à la recherche paranoïaque du mensonge décisif.
Rumeurs, bobards, fantasmes. De plus en plus de gens sont convaincus que la véritable histoire s'écrit en dehors des chemins balisés par l'Histoire officielle. Qu'elle est une suite de complots, de coups de services secrets, de fils tirés dans l'ombre par des marionnettistes discrets et puissants. De plus en plus approuvent, sans le connaître, le mot de Napoléon : «L'Histoire est un mensonge qui est cru par tout le monde.»
De plus en plus de réseaux et d'officines, aux buts et aux moyens obscurs, utilisent les moyens modernes de communication, autour d'internet, pour répandre cette « histoire parallèle ». Lorsqu'un people, acteur, chanteur, ou même écrivain ou politique, s'en fait l'écho publiquement, il est aussitôt vitupéré par la meute médiatique, souvent interdit d'antenne. Ce qui renforce la conviction des incrédules qu'on leur cache quelque chose.
La « complotite » est tendance. La rumeur est pourtant aussi vieille que l'humanité. Dans l'Antiquité, les Grecs croyaient que les dieux intervenaient directement dans la vie des hommes, prêtres et pythies tentant de décrypter les signes qu'ils lançaient. Au Moyen Age, le christianisme voit partout l'action funeste de Satan. A partir de la Renaissance, des Lumières, du cogito, ergo sum, la rationalité détruit ces croyances ancestrales. Mais pas la rumeur.
Tout au long du XIXe siècle, de nombreux monarchistes seront convaincus que la Révolution ne fut qu'un complot franc-maçon téléguidé de Londres. Puis, mythe alimenté par les célèbres Protocoles des sages de Sion, les Juifs supplanteront ou s'ajouteront aux francs-maçons. Complot contre la France. Complot contre l'Allemagne. Complot contre l'humanité. Pour l'asservir. On connaît la suite. Dans le camp d'en face - républicains, progressistes et anticléricaux -, le rôle des Juifs est tenu par les Jésuites. Ces derniers dominent le monde ; leurs mystérieuses actions asservissent les rois et les hommes.
Dans un monde hyper-rationalisé par la science et la technique, cette persistance des fantasmes comploteurs ne manque pas de nous surprendre. Une manière, sans doute - comme l'explique Pierre-André Taguieff, qui a beaucoup travaillé sur les complots, et en particulier le complot juif -, de « ré-enchanter » un monde désenchanté par la mort de Dieu. On pourrait ajouter que la baisse du niveau scolaire, depuis une trentaine d'années, a provoqué un recul de la rationalité dans les nouvelles générations, un mépris de la science, un goût renouvelé pour l'ésotérique, le mystérieux.
Et puis, tous les complots ne sont pas fantasmés. Le président Kennedy a vraiment été assassiné ; l'héritier des Habsbourg, à Sarajevo, en 1914, aussi ; Jean-Paul II a failli l'être. En mai 1958, de nombreux complots ont préparé le retour du général de Gaulle. Les conflits entre puissances sont réels ; les services secrets, aussi. L'Angleterre a bel et bien financé les révolutionnaires français, du duc d'Orléans jusqu'aux Jacobins, pour venger l'intervention victorieuse des armées de Louis XVI dans la guerre d'indépendance américaine. Les Américains ont utilisé les attentats du 11 Septembre pour agresser l'Irak qui n'y était pour rien. Leurs services ont inventé les armes de destruction massive que ne possédait pas Saddam Hussein. Les gouvernements israéliens se servent volontiers de l'extermination des Juifs, pendant la Seconde Guerre mondiale, comme armure médiatique de leur politique.
De là à croire qu'ils ont tout inventé, il n'y a qu'un pas - un grand pas - que certains n'hésitent pas à franchir. Et tant pis pour la réalité historique. L'évolution de nos démocraties occidentales aggrave ces tendances. La « globalisation » des marchandises, des capitaux, des hommes, et donc de l'information, la puissance effective de la finance internationale, donnent une impression détestable de ne plus maîtriser son destin, et d'être à la merci de groupes mondiaux - la fameuse Trilatérale -, composés de banquiers et de politiques qui, sous la direction de l'Amérique, gouverneraient le monde.
La réduction des clivages entre droite et gauche, le conformisme médiatique, la dictature du politiquement correct, la férocité panurgique des bien-pensants à l'encontre du « déviant » s'il n'est pas dans la norme (libérale, européiste, féministe, immigrationniste, etc.) encouragent ces tendances profondes.
Quelques années avant sa mort, Samuel Huntington avait résumé d'une phrase l'évolution délétère de nos systèmes politiques : «Au XVIIIe siècle, l'Angleterre, les Etats-Unis et la France inventèrent la démocratie représentative; deux siècles plus tard, les mêmes ont inventé la démocratie non représentative.» Des groupes, d'extrême gauche ou d'extrême droite, antisémites, révolutionnaires, djihadistes, etc., soufflent avec délectation sur les braises. Parfois, certains pays comme l'Iran ou le Venezuela leur donnent une légitimité étatique. L'alliance de la technologie la plus moderne et des instincts les plus archaïques se révèle d'une puissance redoutable.