Introduction
Il y a seize ans, Bernard Lewis, historien majeur du Moyen-Orient,observait :
La quantité d’articles et d’ouvrages, le nombre d’éditions et de
réimpressions, la qualité de ceux qui les rédigent, les publient et les
soutiennent, la place qu’ils occupent dans les écoles et les universités, leur
rôle dans les médias donnent à penser que l’antisémitisme classique fait
désormais partie intégrante de la vie intellectuelle, presque autant qu’en
Allemagne nazie, et beaucoup plus que dans la France de la fin du
XIXe siècle et du début du XXe siècle
2
En dépit de l’inquiétude suscitée par l’immense production de littérature antisémite dans le monde arabe et musulman, Lewis, à l’instar de la
plupart des autres commentateurs, estimait que cette haine arabe était dépourvue du caractère viscéral et de l’intensité propres à l’antisémitisme
* Robert S. Wistrich est professeur spécialiste d’histoire juive pour l’Europe contemporaine
à l’Université hébraïque de Jérusalem, titulaire de la chaire Neuberger et directeur du
centre international de recherches sur l’antisémitisme Vidal Sassoon à l’Université
hébraïque. Parmi ses nombreux ouvrages, citons :
Hitler’s Apocalypse, St. Martin’s Press,1986,
Antisemitism: The Longest Hatred(Pantheon, 1991) et
Hitler and the Holocaust(Modern Library, 2001).
1. Ce texte est la traduction de l’essentiel de l’essai de Robert S. Wistrich,
Muslim Anti-Semitism. A Clear and Present Danger, New York, The American Jewish Committee,
mai 2002, 57 p.
2. Bernard Lewis,Semites and Antisemites, New York, Londres, Norton, 1986, p. 286.
(Sémites et Antisémites, Fayard, 1987, p. 336.)
L’antisémitisme musulman : un danger très actuel 17
d’Europe centrale et orientale. Selon les idées reçues, l’antisémitisme dans les pays arabes était « encore amplement politique et idéologique, intellectuel et littéraire », dénué de profonde animosité personnelle, et ne rencontrait
pas de résonance populaire
1
En dépit de sa véhémence et de son omniprésence, la judéophobie moyen-orientale était considérée quasiment par tous (même par Lewis) comme un élément du conflit arabo-israélien,
exploité avec cynisme à des fins de propagande par les dirigeants arabes et les élites intellectuelles : c’était « quelque chose qui vient d’en haut, des dirigeants, plutôt que
d’en bas, de la société – une arme politique et polémique à mettre au rebut lorsqu’elle devient inutile»2.
Mais, à mon avis, cette hypothèse, même à l’époque, péchait par excès
d’optimisme et était intellectuellement sujette à caution. Ces dernières
années, c’est devenu de plus en plus flagrant, le virus antisémite ayant pris
racine dans le corps politique de l’islam à un degré sans précédent 3.
Cependant, on entend encore dans certains milieux l’affirmation désarmante selon laquelle, les Arabes étant des « Sémites », ils ne peuvent par
définition être considérés comme antisémites. Pour plusieurs raisons, cet
argument était et demeure absurde. En premier lieu, le terme « sémite »
renvoie à une classification linguistique et non pas raciale ou nationale, et
ne revêt un sens précis que lorsqu’il s’applique à la famille des langues
sémitiques qui inclut l’hébreu, l’arabe et l’araméen 4.
Ensuite, le vocable « antisémite », forgé en Allemagne en 1879 par Wilhelm Marr, n’a jamais concerné les Arabes. Il était nettement et exclusivement destiné aux Juifs et était une arme contre leur émancipation. Sa coloration raciale évidenteconférait une apparence scientifique à la haine des Juifs d’originereligieuse, plus traditionnelle. Il faut rappeler que, vers la fin du
1.Ibid., p. 258. Voir également l’étude pionnière, bien que quelque peu anachronique, de
Y. Harkabi,Arab Attitudes to Israel, Jérusalem, Keter, 1972 ; Londres, Vallentine & Co.,
1973, p. 227. Harkabi estimait que l’antisémitisme arabe était avant tout d’ordre littéraire et
politique, un produit de la propagande gouvernementale et des élites, dépourvu d’assise
populaire. Le contraire est aujourd’hui patent.
2. Lewis,Semites and Antisemites,op. cit., p. 259.
3. Voir Robert Wistrich,Hitler’s Apocalypse, New York, St. Martin’s Press, 1986. J’ai
montré dans ce livre que l’antisémitisme arabe et islamique renfermait un potentiel génocidaire
et qu’il considérait l’État d’Israël comme l’incarnation du diable méritant la mort. J’ai
suggéré que les « rêves arabo-musulmans d’étrangler Israël et de le jeter à la mer présentaient
une évidente affinité avec le nazisme » (ibid., p. 183). Cette analyse s’est, à mon avis,
amplement avérée ces dernières années.
4. Bernard Lewis, « The Arab World Discovers Anti-Semitism »,Commentary, mai1986, p. 30-35. Robert Wistrich,Antisemitism: The Longest Hatred, New York, Pantheon,1991, p. 252-253.
18 Revue d’histoire de la Shoah
XIXe siècle, la notion de race n’était pas encore sujette à l’opprobre qu’elle connaîtrait par la suite.
En troisième lieu, pendant la guerre, Hitler et les nazis furent plus
qu’heureux de convier à Berlin le grand mufti de Jérusalem et le dirigeant
du mouvement national arabe palestinien, Haj Amin al-Husseini, invité
d’honneur et allié, au moment même où ils entreprenaient l’assassinat en
masse des Juifs européens. Le fait qu’al-Husseini appartenait à la branche
arabophone de la famille linguistique « sémite » ne dissuada pas Heinrich
Himmler, l’implacable chef des SS, de souhaiter le plein succès au grand
mufti dans son combat « contre le Juif étranger »1.
Pour sa part, aucunsentiment d’allégeance au « sémitisme » n’empêcha al-Husseini de
déclarer avec enthousiasme, le 2 novembre 1943, que « les Allemands
savent comment se débarrasser des Juifs ». En fait, le dirigeant national
arabe palestinien souligna le lien idéologique entre Allemands et
musulmans :[L]es Allemands n’ont jamais causé de tort à aucun musulman, et ils
combattent à nouveau contre notre ennemi commun […]. Mais surtout, ils
ont définitivement résolu le problème juif. Ces liens, notamment ce dernier
point [la « solution finale »], font que notre amitié avec l’Allemagne n’a
rien de provisoire ou de conditionnel, mais est permanente et durable,
fondée sur un intérêt commun2.
Mais il est inutile de rappeler la collaboration arabe, musulmane ou
palestinienne à la judéophobie génocidaire nazie pour admettre que des
attitudes profondément hostiles aux Juifs ne cessent pas d’être antisémites
pour la simple raison qu’elles sont exprimées en arabe par des Arabes.
LesProtocoles des Sages de Sion, par exemple, sont un produit de l’antisémitisme
russe et européen de la fin du siècle, issu d’une tradition historique
et culturelle de toute évidence distincte de celle des Arabes musulmans.
1. Voir Moshe Pearlman,Mufti of Jerusalem, Londres, V. Gollancz, 1947, p. 50, pour le
télégramme de félicitations adressé le 2 novembre 1943 par Himmler pour l’anniversaire de
la déclaration Balfour. Ce télégramme commence par rappeler expressément que le parti
nazi avait inscrit à son programme « l’extermination du monde juif ». La complicité est
patente.
2.Ibid., p. 49. Le discours de Haj Amin al-Husseini commençait par plusieurs citations
antijuives du Coran. Le 1ermars 1944, s’exprimant sur Radio Berlin, le mufti de Jérusalem
appela les Arabes à se soulever et à combattre : « Tuez les Juifs partout où vous les trouverez.Cela plaît à Dieu, à l’histoire et à la religion. Cela sauve votre honneur. Dieu est avec vous » (ibid., p. 51). Sur la conviction de Haj Amin qu’il existe de fortes similitudes idéologiques entre l’islam et le national-socialisme, en particulier l’autoritarisme, l’anticommunisme et la haine des Juifs, voir Wistrich,Hitler’s Apocalypse, p. 164-171.
L’antisémitisme musulman : un danger très actuel 19
Mais, lorsqu’ils sont publiés et réédités dans le monde arabe, ils cessent
d’être un produit purement européen pour entrer dans le courant général de
la pensée arabe1. Leur attrait est d’autant plus fort que, pour de nombreux
musulmans et Arabes, l’idée des Juifs comme incarnant une force occulte
omnipotente devient plus tangible et plus concrète en considérant les
Protocoles comme un « manifeste sioniste appelant à la conquête du monde».2
En même temps, le spectre d’une conspiration aussi puissante,aussi satanique, contribue également à atténuer le traumatisme psychologique et l’humiliation subis par les Arabes lors de leurs défaites successives devant Israël et l’Occident. En 2002, les Protocoles
ont même été « adaptés à l’écran » dans un feuilleton de trente épisodes d’un coût de
plusieurs millions de dollars, réalisé en Égypte par la radio et la télévision
arabes, avec la participation de plus de 400 acteurs. Selon un important hebdomadaire égyptien, les téléspectateurs arabes ont enfin pu découvrir la stratégie essentielle « qui, jusqu’à aujourd’hui, domine la ligne de conduite, les aspirations politiques et le racisme d’Israël »3.
Les intellectuels arabes et des antisionistes occidentaux qui, envers et contre tout, continuent à nier l’existence d’un antisémitisme « sémite »,affirment souvent qu’il y a une nette distinction entre Juifs et sionistes dans la littérature en question. En réalité, cela a rarement été le cas, même par le passé, et si une telle distinction a pu exister à un moment donné, elle a presque totalement disparu. Pendant plus de cinquante ans, le terme
« Juifs »(Yahoud)a en fait été confondu avec celui de « sionistes »,
(Sahyûniyyûn), « Israéliens », ou « les Enfants d’Israël » (Banû Isrâîl), ou bien utilisé indifféremment4.
Le développement vertigineux de cette littératureet des commentaires violemment antisémites formulés par les journaux,revues, magazines, par la radio, la télévision, ou dans la vie
quotidienne au Moyen-Orient a submergé la minorité d’Arabes qui tentaient de maintenir une séparation dans leurs attitudes envers les Juifs et
1. En 1970, on comptait déjà neuf éditions différentes des Protocoles dans le monde arabe musulman. Voir Harkabi,Arab Attitudes to Israel,op. cit., p. 518. Il existeaujourd’hui 60 éditions en langue arabe, en vente libre dans les librairies des grandes villes du monde musulman.
2. Misbahul Islam Faruqi,Jewish Conspiracy and the Muslim World, Karachi, 1967,exemple typique de l’utilisation en anglais des Protocoles chez les musulmans.
3. Voir Hillel Halkin, « The Return of Anti-Semitism »,Commentary, février 2002,p. 31, sur cette série télévisée et d’« autres folies meurtrières contre Israël circulant dans le
monde arabe et musulman ».
4. Norman Stillman, « Antisemitism in the Contemporary Arab World »,in Michael Curtis,
Antisemitism in the Contemporary World, Boulder, Colo., Westview Press, 1986,p. 70-71.
20 Revue d’histoire de la Shoah
leur rejet du sionisme1.
Qui plus est, depuis un certain nombre d’années,le raz-de-marée d’antisémitisme se cristallise en un véritable phénomène de masse. Il y a cinq ans, Daniel Pipes observait déjà :
Au cours des vingt années écoulées depuis Camp David, le sentiment des Égyptiens à l’encontre d’Israël n’a cessé de se détériorer. À une majorité écrasante, les hommes politiques, les intellectuels, les journalistes et les dignitaires religieux continuent à rejeter l’héritage de Sadate, à calomnier et à vilipender l’État juif2.
Le même phénomène se retrouve ces dernières années dans la population jordanienne, en dépit du traité de paix signé avec Israël. En Jordanie,les associations professionnelles et les entreprises maintiennent un boycott d’Israël, officiel et officieux, tandis que, dans leurs sermons hebdomadaires et leurs prises de position publiques, les chefs religieux débitent de
violentes calomnies sur les sionistes et les Juifs. Derrière ce rejet arabe, on trouve un déluge d’images dénigrantes et répugnantes des Juifs et du judaïsme, tant dans les médias d’État que dans les médias d’opposition, les publications populaires ou universitaires, les
images de la télévision, les caricatures et dans les enregistrements cassette de religieux qui ont depuis longtemps aboli toute frontière entre antisionisme et antisémitisme. L’avalanche d’images venimeuses, orales et visuelles, s’étend du Maroc aux États du Golfe et à l’Iran ; il est aussi puissant dans des pays soi-disant « modérés » comme l’Égypte que dans des
nations arabes ouvertement hostiles comme l’Irak, la Libye et la Syrie. Dans les dessins humoristiques arabes, les Juifs sont décrits comme des démons et des assassins, des gens odieux et abominables à redouter et à éviter. Ils sont invariablement considérés comme la source de tous les maux et de toutes les corruptions, les auteurs d’un ténébreux et permanent
complot visant à infiltrer et à détruire la société musulmane afin à terme de prendre le contrôle du monde 3.
La déformation du Juif la plus courante le représente en homme barbu, sombre, le dos voûté, le nez crochu, vêtu d’un vêtement noir et d’aspect diabolique, stéréotype hideux caractéristique de la feuille de propagande nazie Der Stürmer4.
Le judaïsme lui-même est présenté comme une religion sinistre, immorale, se fondant sur des cabales
1. Wistrich,Antisemitism,op. cit., p. 253.
2. Daniel Pipes, « On Arab Rejectionism »,Commentary, décembre 1997, p. 47.
3.Anti-Semitism in the Egyptian Media, publication de l’Anti-Defamation League, NewYork, 1997.
4.Ibid., p. 3.
L’antisémitisme musulman : un danger très actuel 21
et des rituels sanglants, tandis que les sionistes sont systématiquement assimilés
à des racistes criminels ou à des nazis. L’objectif n’est pas simplement
de délégitimer moralement Israël en tant qu’État juif et entité nationale au Moyen-Orient, mais également de déshumaniser le judaïsme et le peuple juif en tant que tels. Aucun observateur un tant soit peu au fait de ce flot de haine qui atteint actuellement de nouveaux sommets dans la diffamation ne peut douter qu’il ne soit profondément et totalement antisémite.
Le prétexte fort léger d’« antisionisme » avancé pour présenter cette documentation de ruisseau constitue une véritable insulte à l’intelligence de tout individu raisonnable. Comme le fait observer Hillel Halkin : Israël est l’État des Juifs, le sionisme est la conviction que les Juifs doivent avoir un État. Calomnier Israël, c’est calomnier les Juifs. Souhaiter qu’il n’ait jamais existé ou qu’il cesse d’exister, c’est souhaiter détruire les Juifs 1.
Le projet de détruire Israël demeure cependant une force essentielle motivant les perspectives politiques de nombreux Arabes. Le principe debase selon lequel Israël doit être rayé de lacarte n’est pas seulement unaxiome religieux intégriste, il est partagé par la plupart des nationalistesarabes et palestiniens, ainsi que par la majeure partie de la « rue arabe ».
L’antisémitisme – ce puissant instrument d’incitation à la violence, de terrorisme et de manipulation politique – s’est en fait intégré dans cette culture arabo-musulmane de la haine 2.
La persistance, l’intensité et la profondeur de cette haine ne doiventcependant pas masquer le fait que, historiquement, l’antisémitisme est un phénomène relativement nouveau dans la culture arabe et parmi les musulmans en général. Dans le monde islamique traditionnel, il ne constituait pas une force importante, encore qu’on puisse trouver dans le Coran et autres sources islamiques anciennes certains germes des attitudes antijuives contemporaines. En dépit de l’état extrêmement dégradé des relations
islamo-juives aujourd’hui, il faut rappeler que des moments de paix et
d’harmonie ont alterné avec des phases de conflit violent.
1. Halkin, « Return of Anti-Semitism »,art. cit., p. 31.
2. Pour des citations illustratives, voir Yossef Bodansky,Islamic Anti-Semitism as a Political
Instrument, Houston, Centre Freeman d’études stratégiques, 1999. Cet abrégé ne comprend malheureusement aucune analyse en profondeur du phénomène. La transcription la plus à jour de ces informations est en hébreu : Reouven Ehrlich,
Incitation et Propagande contre Israël, le peuple juif et l’Occident, Herzlia, HaMercaz leMorechet Hamodiin,1